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Boire Local: Une expression difficile à définir

Hidden-Bench - Couverture-Boire-Local

Alors que l’on désire de plus en plus contribuer à l’économie locale en soutenant des producteurs de vins et d’alcool locaux, une interrogation me demeure en tête quand je pense à tous ces gens qui veulent nous encourager à boire local : Mais qu’est-ce que « Boire Local » au final? 

Pour nous aider à mieux comprendre et un peu démêler tout ça, voici l’opinion de quelques experts sur la question. 

Au menu de cette discussion : les sommelières Jessica Harnois et Gabrielle Boland, qui officie au Jellyfish Crudo + Charbon, le chroniqueur en vin Ronald Georges, Charles Boissonneau, partenaire de la Distillerie Menaud, ainsi que Maximiliano Vallée-Valletta directeur général du groupe de spiritueux derrière le Rhum Sainte-Marie, le gin Portage, la Vodka White Keys et l’apéritif Les Îles. 

Boire Local: Une réflexion avant les questions

Vins-Southbrook

Les vins de Southbrook dans la Vallée du Niagara en Ontario
Creédit: Normand Boulanger pour Gentologie

Cette question demande une réflexion, autant pour la boisson que pour la nourriture, mais attardons-nous aujourd’hui aux différentes boissons alcoolisées. Cette question m’est venue il y a longtemps, mais c’est aujourd’hui que je l’écris. 

Je m’explique. Au début des années 2000, lors d’une visite en Ontario, j’ai remarqué que les vins de l’Ontario figuraient directement à l’entrée, démontrant leur fierté. À mon retour au Québec, je me suis demandé pourquoi ce n’était pas le cas pour un vin d’Ontario (à noter que les vins du Québec à cette époque n’était pas ce qu’ils sont aujourd’hui), qui est pour moi, un produit local, un produit canadien, qui encourage l’économie du pays. 

Donc la grande question : Est-ce qu’un produit qui provient d’une autre province est considéré comme un produit local, ou est-ce que le local réside vraiment pour les produits d’une province. Ça semble facile de répondre à cette question au premier coup d’œil, mais pour une personne qui vit à Montréal par exemple, le gin de de la Société Secrète, située en Gaspésie, se trouve en nombre de kilomètres, beaucoup plus loin que ceux de Tawse ou Dillon’s (990 km vs 650 km), situés dans la vallée du Niagara, en Ontario.

Qu’est-ce qu’un alcool local?

J’imagine que plusieurs diront qu’un alcool local est produit au Québec, mais c’est loin d’être aussi simple. Comme la majorité des spiritueux possèdent, dans leur composition, un NGS (Neutral grain spirit en anglais ou un spiritueux à grains neutres) provenant de l’Ontario. Certains tomberont peut-être de leur chaise en lisant ceci. Et je vous repose la question : qu’est-ce que boire local pour vous? Est-ce que l’alcool demeure toujours local à ce point? 

La nouvelle Classification de la SAQ

Jetons un œil à la nouvelle classification de la SAQ en ce qui a trait aux produits du Québec. Il est encore difficile de s’y retrouver. Les produits « Origine Québec » représentent, selon la SAQ, des produits fièrement élaborés par des artisans d’ici et fabriqués avec des ingrédients cultivés ici. Mais on retrouve de l’orange dans certains produits… Mais il y a également « Préparé au Québec », qui se résume, toujours selon la SAQ, en un produit fièrement conçu ou distillé par des passionnés d’ici avec des ingrédients d’ici et d’ailleurs. Donc en théorie l’orange utilisée dans les produits plus haut fait que ces produits devraient se retrouver ici n’est-ce pas. Et pour la troisième catégorie, il s’agit de « Embouteillé au Québec ». J’ai bien de la misère à saisir le côté local dans cette dernière, même si ça aide l’économie. 

Voici le point de vue des professionnels de l’industrie du vins et spiritueux 

Afin de me faire une meilleure idée, j’ai demandé à certains intervenants du milieu de m’aider à mieux comprendre, et aussi d’avoir leur opinion afin de savoir si c’est plus clair. 

L’opinion de Ronald Georges, chroniqueur en vin

Ronald-Georges-chroniqueur-en-vin Boire Local

Ronald Georges
Crédit: François Couture

Débutons par le vin avec M. Ronald Georges, auteur de « Rouge sur blanc, à la découverte des vins et spiritueux du Québec », pour qui l’expression « Boire Local » concerne le Québec uniquement. Il nous précise que le terroir québécois est assurément distinct, sinon, les mêmes cépages seraient plantés au Canada, alors que le gamay et le cabernet franc foisonnent en Ontario, et les cépages très acides utilisés dans le vin mousseux sont populaires en Nouvelle-Écosse, par exemple. 

Selon lui : « le terroir, c’est aussi l’identité, le savoir-faire, la personnalité du vigneron. Il croit qu’un Québécois n’a pas la même culture qu’un Britanno-Colombien. » Il ajoute : « Oui, les vignobles de l’Ontario sont plus proches du sud du Québec, mais l’histoire de ce terroir est fort différente de celle du Québec. Et la langue demeure un fort ancrage identitaire. Il conclut en nous disant que, si on boit du vin canadien (c’est-à-dire du reste du Canada soit de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de la Nouvelle-Écosse), pourquoi ne pas utiliser l’expression “Boire National” dans ce cas. »

Jessica Harnois, Mme. #BoireLocal

Jessica-Harnois-Sommeliere Boire Local

Jessica Harnois
Crédit: Julie Perreault,
Les Éditions La Presse

Poursuivons avec Mme. Jessica Harnois, cette dernière utilise fréquemment le mot-clic #boirelocal, qui est également le titre de son plus récent livre. Pour elle l’expression signifie découvrir les vins, bières et spiritueux du Québec en accord avec les produits fins comme nos fromages, confitures et saucissons, etc. En bref : boire nos produits qui sont faits ici au Québec!

Pour Mme Harnois, le « Boire Local » Canada est également applicable. « On aime les bulles de l’est comme Benjamin Bridge en Nouvelle-Écosse, les rosés du Québec, le Chardonnay, le Pinot et le vin de glace de l’Ontario, le rye de la Saskatchewan et les rouges de style bordelais de la Colombie-Britannique sans compter les délicieuses bières de microbrasseries et tous les autres les spiritueux à travers le pays qui remportent des prix à l’international. »

Pour elle, il est important d’ajouter la notion de « Boire Local » National ou Provincial selon notre définition. On sent déjà une tendance entre nos deux auteurs. Reste à voir si ça se poursuit. 

Gabrielle Boland, Boire local pour l’environnement

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Gabrielle Boland
Crédit: Emmanuelle Boland

Toujours dans le monde des vins, j’ai demandé l’avis d’une seconde sommelière, Mme. Gabrielle Boland, pour qui le mot local a plusieurs définitions : pour elle, c’est avant tout : « un choix environnemental pour réduire l’empreinte écologique en limitant le transport, mais ça va au-delà du nombre de kilomètres parcourus… C’est un lieu, mais c’est également le soutien de l’économie et de nos producteurs locaux. » Nous sommes déjà ailleurs dans les préoccupations de cette dernière, le côté de la préservation de notre écosystème est très présent dans son interprétation, ce que l’on ne retrouvait pas chez nos deux auteurs. 

Pour Mme Boland, « Boire Local », c’est boire le Québec. « Même si à lui seul, le Québec, et surtout en matière de vin, propose une sélection assez réductrice… il possède une identité propre et distinctive de celle des autres provinces canadiennes. Notre climat, notre bagage culturel est différent et les produits qui en naissent sont différents. Boire local en Californie, c’est boire des vins californiens et non pas américains ni orégonais; en Alsace, c’est boire des vins alsaciens. »

Pour elle, qui est sommelière dans un restaurant haut de gamme de Montréal, « Il va sans dire que c’est une plus-value de proposer sur une carte ou un menu des produits des autres provinces canadiennes, et c’est en quelque sorte une extension au côté local québécois. On force peut-être même l’amplitude de la notion “locale” pour mieux répondre aux besoins de nos clients. Si l’on ajoute la portion alimentaire, quand il est question de produits d’ici, on parle de produits québécois. »

Qu’en est-il des spécilaistes de l’univers des spiritueux?

Pour Charles Boissonneau, Boire Local est un mot à éviter

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Charles Boissonneau
Crédit: Menaud

Selon l’avis de Charles Boissonneau de Menaud, dont nous vous parlions dans le numéro 4 de Gentologie, boire local est très subjectif. « Normalement, j’évite même d’utiliser ce mot parce qu’il est trop large et qu’il est trop souvent utilisé. J’ai même récemment vu une marque de spiritueux dire d’encourager l’achat local, en spécifiant qu’ils achetaient leurs ingrédients de manière locale (partout au Canada…). »

Pour M. Boissonneau, ma notion de distance, nommée plus haut, apparaît comme une manière erronée de percevoir le caractère local d’un produit. « C’est avant tout le territoire qui dicte sa localité. Boire local c’est s’abreuver d’un produit totalement ou principalement produit dans son territoire, avec des ressources provenant, tant que possible, de ce territoire également. Il s’agit de la base afin d’encourager les entreprises et les artisans d’ici. »

Il ajoute, « Ceci étant dit, même la question du territoire reste subjective. Si je prends exemple de nous, chez Menaud, notre territoire est avant tout Charlevoix, puis le Québec. »

Pour Maximiliano Vallée-Valletta, c’est le côté artisanal avant tout

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Maximiliano Vallée-Valletta
Crédit: Simon « Ronny » Lebrun

Terminons avec M. Maximiliano Vallée-Valletta qui nous dit qu’il associe beaucoup le « Boire Local » au fait de goûter le produit artisanal et le travail fait derrière un spiritueux, un vin, une bière. « Je porte beaucoup plus d’attention au processus et au savoir-faire derrière l’élaboration du produit en soi, versus les matières premières utilisées par exemple. Même si je représente maintenant mes propres marques, j’ai toujours eu cette vision. C’est très cool d’utiliser nos ingrédients québécois, mais ce que je trouve encore plus cool, c’est l’histoire et la vision de la personne qui ont mis le produit en œuvre, car au final, c’est lui (elle) le point de départ qui représente l’artisanat et le travail à l’intérieur de chaque bouteille et qui fait rouler l’économie dite locale. »

J’ajoutais suite à ces commentaires si Boire Local s’applique uniquement pour le Québec? « Pour moi, oui et non. C’est bien évident qu’au premier niveau, boire local s’applique à notre belle province qui regorge d’excellents produits d’autant plus qu’à chaque bouteille québécoise que je consomme, j’ai un sentiment de fierté d’encourager ICI. »

Mais il ajoute, « Par contre, chaque région du monde possède son propre “boire local” et je crois que c’est facile de s’y identifier. J’ai eu la chance de voyager beaucoup dans les dernières années et j’ai rapporté des bouteilles sensationnelles lors de chacun de mes périples. Souvent, la première chose que tu dis en décrivant ta nouvelle trouvaille à un ami c’est le savoir-faire local avec la méthode de fabrication ou le (la) maître de Chai qui était inspirant(e) ou encore l’ingrédient local qui lui donne sa particularité. Donc quand j’ouvre une bouteille de grappa ou d’amaro, j’ai quand même l’impression de boire local mais à l’Italienne sachant que j’ai un souvenir de cet endroit, de cette distillerie, du vignoble ou de la brasserie en particulier. »

J’ajoutais ma question sur la distance, comme aux autres participants. Et M. Vallée Valletta de me répondre : « Personnellement je crois que oui a un certain niveau, car pour moi, c’est reconnaître tout le travail derrière le produit comme je le mentionnais plus haut sachant que le Québec est un terroir différent de l’Ontario ou de la Colombie-Britannique. Nous sommes beaucoup plus attachants que les deux dernières régions c’est certain, mais c’est souvent le savoir-faire canadien qui est mis de l’avant sur la scène internationale tout en encourageant l’économie du pays. Tout est une question d’échelle à mon avis. »

Alors que toutes les opinions semblent mener vers le fait que la notion de « Boire Local » est différente selon chaque région ou province, il est, selon moi, tout aussi intéressant de déguster des produits venant d’ailleurs afin de découvrir, de comparer et d’évaluer ces derniers. Sur le côté économique, il ne faut pas oublier que nos agences de vins et spiritueux, nos restaurants et donc la SAQ, proposent et vivent de la vente des produits d’un peu partout sur la planète, et qu’il serait économiquement impossible de faire un choix uniquement local, et ce, pour le bien de tous. 

Donc, en terminant, découvrez des produits d’ici et d’ailleurs en demeurant conscient des choix de vins et spiritueux que vous effectuez.  

Publié originalement dans le Magazine Gentologie Numéro 5 et offert gracieusement

Photo de couverture: Le Domaine Hidden Bench dans la Vallée du Niagara en Ontario par Normand Boulanger

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